Comment un kidnapping a causé la perte de la secte Aum
Article publié le 28 février 2015 sur le blog Nouvelles d’Asie
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Le 28 février 1995, des membres de la secte japonaise Aum Shinrikyo (Aum vérité suprême) kidnappaient, dans une rue de l’arrondissement tokyoïte de Shinagawa, un notaire du nom de Kiyoshi Kariya. L’homme de 68 ans allait ensuite mourir au quartier général du groupe, à Kamikuishiki, près du mont Fuji, à cause des produits injectés par les adeptes durant son interrogatoire.
Que voulait la secte apocalyptique à ce monsieur ? L’objectif des kidnappeurs était de soutirer à Kiyoshi Kariya des informations sur sa riche soeur, une membre de Aum Shinrikyo âgée de 62 ans. L’argent n’était pas la moindre des préoccupations du groupe, si bien qu’il cherchait sans cesse à en accumuler en vendant divers objets, services et séminaires, mais aussi en s’appropriant l’ensemble des possessions d’une partie des adeptes. Ceux-ci, les shukke (moines), en plus de renoncer au monde pour vivre en communauté avec leurs coreligionnaires, léguaient leur fortune et leurs biens à Aum Shinrikyo.
Alors que la soeur de Kiyoshi Kariya leur avait déjà donné pas moins de 600 000 dollars, Aum Shinrikyo ne voulait pas en rester là et la poussait à devenir elle-même une recluse. Madame Kariya, soupçonnant alors, à juste titre, la secte de vouloir s’approprier son patrimoine, notamment immobilier, s’était cachée. Et à cette époque, tout était permis quand il s’agissait de retrouver ceux qui osaient contrecarrer les plans du gourou barbu, Shoko Asahara.
Une secte paranoïaque et incontrôlable
Depuis quelques mois, l’ambiance chez Aum Shinrikyo était empreinte de paranoïa. Les membres voulant quitter la secte étaient retenus contre leur gré, tandis que ceux qui avaient pris la fuite étaient ramenés manu militari à Kamikuishiki. Les opposants étaient aspergés de gaz VX, et certains adeptes, accusés d’être des espions, auraient même été assassinés. Extrêmement replié sur lui-même, le groupe, qui se sentait menacé, était prêt à tout pour assurer sa survie et arriver à ses fins… y compris à kidnapper un homme, dans une rue de Tokyo, en plein jour. Un coup de folie.
Les autorités sont vite remontées jusqu’aux auteurs de cet enlèvement. Un témoin de la scène a eu le temps de noter la plaque d’immatriculation du van de location, menant la police à un membre de Aum Shinrikyo. « Cette atrocité-là, à une période où une grande suspicion pesait déjà sur Aum, montre que le mouvement avait perdu toute apparence de contrôle de ses actions » écrit le professeur Ian Reader dans son indispensable ouvrage, Religious Violence in Contemporary Japan : The Case of Aum Shinrikyo.
Si elle avait jusque-là été très prudente, voire passive, la police japonaise n’avait maintenant plus d’autre choix que d’aller mettre enfin son nez dans les affaires de la secte. L’idée d’un raid historique sur la totalité des propriétés du groupe à travers le Japon germa alors, avec cet enlèvement comme base légale de perquisition. C’est la fuite de cette information, jusqu’aux oreilles de la direction de Aum Shinrikyo, qui aurait motivé l’attentat au sarin perpétré dans le métro de Tokyo en mars 1995.
Un cobaye aux mains d’apprentis sorciers
Le corps de Kiyoshi Kariya ne fut jamais retrouvé. Comme d’autres avant lui, il fut incinéré dans le micro-onde géant caché dans les sous-sols de la commune de Kamikuishiki. En voulant lui faire avouer où se cachait sa soeur, les membres de Aum Shinrikyo lui ont injecté des produits qui ont causé sa mort. Dans son livre Holy Terror : Armaggedon in Tokyo, D. W. Brackett raconte que c’est Yoshihiro Inoue, chargé par Shoko Asahara lui-même de retrouver la trace de la riche adepte, qui a ordonné à Ikuo Hayashi, médecin de profession, d’injecter une dose de thiopental au captif. L’opération, qui s’est déroulée au quartier général le soir de l’enlèvement en présence d’un autre membre, Tomomasa Nakagawa, a viré à la catastrophe. Le notaire a été déclaré mort le lendemain, ce qu’il restait de sa dépouille consumée plongé dans l’acide puis dispersé dans un lac.
Les procès des derniers suspects en fuite arrêtés par la police japonaise ont mis au jour de nouveaux éléments sur ce triste épisode. Parmi ces anciens adeptes, deux sont en effet accusés d’avoir participé à l’enlèvement de Kiyoshi Kariya. Makoto Hirata, tout d’abord, était au volant du van de location. A son procès, il a affirmé ne pas avoir été mis au courant de l’objectif de la mission. Katsuya Takahashi, lui, faisait partie des membres qui ont poussé le notaire dans le véhicule. Il était aussi recherché en lien avec l’attentat du métro.
Le premier est accusé par deux des trois membres déjà condamnés appelés comme témoins d’avoir été tout à fait au courant du kidnapping à venir. En effet, Yoshihiro Inoue et Noboru Nakamura affirment avoir expliqué le but de leur mission à Makoto Hirata dans les termes les plus clairs. Il était même prévu qu’il utilise un laser pour désorienter l’éventuel garde du corps de Kiyoshi Kariya, une idée finalement abandonnée. Le second a admis sa participation à l’enlèvement, mais a nié toute responsabilité dans la mort du notaire.
Seul condamné à soutenir la version de Makoto Hirata, Tomomasa Nakagawa a profité de son apparition au procès de son ex-coreligionnaire pour rejeter les allégations de Yoshihiro Inoue, qui l’accuse d’avoir volontairement injecté un « nouveau produit », qu’il savait fatal, à Kiyoshi Kariya. Il a par ailleurs assuré qu’il n’avait pas eu l’intention de tuer le notaire ce jour-là.
Le récit rapporté par Robert Jay Lifton dans son livre Destroying the World to Save It : Aum Shinrikyo, Apocalyptic Violence and the New Global Terrorism, pointe plutôt l’amateurisme des apprentis sorciers de la secte comme cause de la mort. Kiyoshi Kariya aurait en fait été mis sous intraveineuse de thiopental, dans le but de l’affaiblir avant un interrogatoire, une technique que le groupe faisait subir à certains membres soupçonnés d’espionnage ou de crise de foi. Mais le pauvre homme ne lâchait rien. Tomomasa Nakagawa et Ikuo Hayashi auraient donc convenu d’aviser le lendemain. En pensant, à tort, que leur cobaye serait alors toujours en vie.
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Photo : Wikipedia Commons par 銭形警部, CC BY-SA 3.0 DEED, GNU Free Documentation License