Lolitas malgré elles
Article publié le 2 août 2022 dans la newsletter Shin Cyberia
Dans un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, où les lolcats dominaient le web et personne n’était à l’abri d’un rickroll, une phrase revenait de temps à autres dans certains recoins d’internet : this is why we can’t have nice things. Accolée comme il se doit à une photo de chat, l’expression surgissait dès lors que quelque chose de prometteur était gâché, comme pour marquer les petites et grosses déceptions qui jalonnent le quotidien. L’enchaînement des événements concernant le groupe NewJeans a tout à voir avec ce vieux mème : il y a d’abord un départ engageant, puis un gros dérapage. Et il y a aussi des moins de 20 ans.
Le nouveau groupe féminin lancé par Ador, label rattaché au mastodonte sud-coréen Hybe Corporation (BTS), a publié plusieurs clips d’un coup avant même la date de son debut, le 1er août. A partir du 22 juillet, nous avons ainsi découvert trois morceaux dont la fraîcheur a été saluée par les amateurs de K-pop : Attention, Hype Boy et Hurt. Pas de girl crush ni de clip spectaculaire à l’horizon, ici le son est léger, l’attitude décontractée, les vibes d’été qu’on aime, en somme. Et bon sang que les deux premières chansons sont addictives. Malheureusement, si tout était positif dans cette histoire, mon propos liminaire n’aurait pas lieu d’être, je dois donc en venir à ce qui ne va pas. Mon objectif ? Malaise.
Si l’aînée a 18 ans, les cinq membres de Newjeans sont mineures au regard de l’âge de la majorité en Corée du Sud. La plus jeune, elle, a 14 ans. D’où une succession de commentaires : sur les risques de faire entrer des adolescentes dans le monde de la K-pop, d’abord. Sur ce que les stylistes leur font porter dans les clips, ensuite. Mais c’est la vidéo de Hurt, et ses trois minutes de close-up inconfortables, qui a provoqué les réactions les plus virulentes.
“Avec cette vidéo, Hybe vise en même temps les jeunes amateurs de K-pop et les fans qui ont l’âge d’être leur oncle”, lit-on par exemple sur le blog Kpopalypse, “vendant un concept qui sera perçu de manière innocente par les ados, et de façon plus suggestive par leurs aînés”. Un lecteur du blog Pann Choa affirme même avoir constaté que “les photos des membres [de NewJeans] et le clip de Hurt” étaient “partagés dans certaines communautés en ligne” comme de la “pornographie saine”, référence à la tristement célèbre phrase prononcée par le producteur de la télé-réalité musicale Produce 101. Pour certains, la faute revient à Min Hee-jin, directrice artistique partie de SM Entertainment pour diriger le label ador, dont les goûts esthétiques trahiraient un goût pour l’érotisation des adolescentes, explique Asian Junkie.
Une mauvaise pub qui n’inquiète probablement pas les responsables, trop occupés à compter les sous déjà rapportés par leur nouveau quintette. Plus de 400 000 exemplaires de l’EP New Jeans ont été produits avant sa sortie, a fait savoir Ador, un record pour un debut de groupe féminin. Le 1er août a aussi vu la mise en ligne du clip de Cookie, quatrième titre de l’EP, aux images sans aspérités mais aux paroles plutôt douteuses. A l’écoute, comme prévu, l’EP est léger et rafraîchissant, Hurt faisant même une jolie ballade R&B, si l’on ignore le reste. Mais est-ce encore possible ? Les amateurs de divertissement produit à l’échelle industrielle le savent : on ne devient pas fan sans faire quelques entorses à ses principes éthiques. Avec son nouveau groupe, Ador vient tester les limites de notre tolérance. This is why we can’t have nice things.